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C’était l’hiver. Une brise matinale venait de la mer, apportant avec elle une âcre odeur de sel et un crachin qui allait certainement saper la force des cordes des arcs s’il ne cessait pas.
— Tout cela, dit Jake, c’est une sacrée perte de temps.
Personne ne fit attention à lui.
— On aurait mieux fait de rester à Brest, assis au coin du feu, à boire de la bière, marmonna-t-il.
Son propos resta ignoré.
— Brest, drôle de nom pour une ville, dit-il après un long moment, mais il me plaît. Nous allons peut-être revoir l’Oiseau Noir ?
— Elle pourrait bien te mettre un cadenas sur la langue, ce qui nous arrangera tous, grommela Will Skeat.
L’Oiseau Noir était une femme qui combattait sur les remparts chaque fois que l’armée donnait l’assaut. Elle était jeune, brune, portait un manteau noir et se servait d’une arbalète. Lors de la première attaque, quand les archers de Will Skeat s’étaient trouvés aux premières lignes et avaient perdu quatre hommes, ils s’étaient approchés assez près pour voir distinctement l’Oiseau Noir et tous l’avaient trouvée belle, bien qu’après cette campagne d’hiver faite d’échecs, de froid, de boue et de faim, à peu près n’importe quelle femme leur eût semblé belle. Pourtant l’Oiseau Noir avait quelque chose de particulier.
— Elle ne recharge pas elle-même cette arbalète, dit Sam que l’humeur maussade de Skeat n’émouvait nullement.
— Bien sûr que non, dit Jake, il n’y a pas une seule femme qui puisse tendre une arbalète.
— Marie la Gourde le pouvait, répondit un autre homme. Elle était forte comme un bœuf.
— Et puis elle ferme les yeux quand elle tire, j’ai remarqué, dit Sam qui pensait toujours à l’Oiseau Noir.
— Tu l’as remarqué parce que tu ne faisais pas ton travail, alors ferme ton bec, Sam, gronda Will Skeat.
Parmi les hommes de Skeat, Sam était le plus jeune. Il prétendait avoir dix-huit ans, mais lui-même n’en était pas sûr. C’était un fils de drapier qui avait un visage d’ange, des cheveux châtains bouclés et un cœur aussi noir que le péché. Mais il était bon archer. D’ailleurs, personne ne pouvait servir sous les ordres de Will Skeat sans l’être.
— Allons, les gars, préparez-vous, dit Skeat.
Il avait observé du mouvement dans le camp situé derrière eux. L’ennemi s’en apercevrait bientôt et les cloches de l’église allaient sonner l’alerte. Les murs de la ville ne tarderaient pas à se garnir de défenseurs armés d’arbalètes, les arbalétriers tireraient leurs carreaux sur les assaillants et Skeat avait pour mission d’obliger ces arbalétriers à quitter le mur en leur envoyant des flèches. « Peu de chances que ça marche », pensa-t-il amèrement. Les défenseurs s’accroupiraient derrière leurs créneaux, empêchant ainsi ses hommes de viser et cet assaut allait se terminer comme les cinq précédents, par un échec.
Toute la campagne avait été un échec. William Bohun, comte de Northampton, qui conduisait la petite armée anglaise, avait lancé cette expédition hivernale dans l’espoir de prendre une place forte dans le nord de la Bretagne. Mais l’attaque de Carhaix avait été un échec humiliant, les défenseurs de Guingamp s’étaient moqués des Anglais et les murs de Lannion avaient résisté à tous les assauts. Ils avaient bien pris Tréguier, mais comme cette ville n’avait pas de mur d’enceinte, ce n’était pas un bien grand exploit et l’endroit ne pouvait servir de place forte. Et maintenant, au creux de l’hiver, n’ayant rien de mieux à faire, l’armée du comte s’était disposée devant cette ville, qui n’était guère plus qu’un gros bourg entouré de murs, mais même cette misérable bourgade résistait à l’armée. Le comte avait lancé assaut sur assaut et à chaque fois il avait fallu se retirer. Les Anglais avaient été accueillis par une pluie de carreaux d’arbalète, les échelles avaient été repoussées des remparts et chaque retraite avait excité la joie des défenseurs.
— Comment s’appelle cette satanée ville ? demanda Will Skeat.
— La Roche-Derrien, lui répondit un grand archer.
— Je savais que tu le savais, Tom, dit Skeat, tu sais tout.
— C’est vrai, Will, remarqua gravement Thomas, c’est bien vrai.
Les autres archers se mirent à rire.
— Puisque tu en sais tant, répète-moi donc le nom de cette satanée ville.
— La Roche-Derrien.
— Quel nom stupide !
Skeat avait des cheveux gris, un visage maigre, et cela faisait presque trente ans qu’il fréquentait les champs de bataille. Originaire du Yorkshire, il avait commencé sa carrière comme archer dans la lutte contre les Écossais. La chance avait secondé ses talents, aussi avait-il amassé du butin ; il était sorti vivant de tous les combats et était monté en grade jusqu’à ce qu’il soit devenu assez riche pour lever ses propres troupes. Il commandait soixante-dix hommes d’armes et autant d’archers, qu’il avait engagés au service du comte de Northampton et c’est pourquoi il se trouvait accroupi derrière une haie humide à cent cinquante pas d’une ville dont il ne pouvait pas retenir le nom. Ses hommes d’armes se trouvaient au camp. Il leur avait accordé une journée de repos après le dernier assaut manqué. Will Skeat détestait échouer.
— La Roche comment ? demanda-t-il à Thomas.
— Derrien.
— Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
— J’avoue que je ne sais pas.
— Doux Jésus, il ne sait pas tout ! dit Skeat en feignant de s’étonner.
— Cependant c’est proche de derrière qui veut dire « cul ». On pourrait traduire par : la Roche du cul.
Skeat ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais juste à ce moment l’une des cloches de l’église de La Roche-Derrien se mit à sonner l’alerte. C’était la cloche fêlée, celle qui avait un son si dur, et dans les secondes qui suivirent les autres églises y ajoutèrent leur carillon, si bien que l’air humide était empli de leur tintement métallique. Le bruit fut accueilli du côté anglais par une acclamation retenue ; les troupes d’assaut sortaient du camp et montaient en direction de la porte sud de la ville. Les hommes de tête portaient des échelles, les autres des épées et des haches. Le comte de Northampton dirigeait cette attaque comme il avait dirigé les précédentes, bien visible dans son armure à demi recouverte d’un surcot à ses armes : un lion et des étoiles.
— Vous savez ce que vous avez à faire ! beugla Skeat.
Les archers se redressèrent, tendirent leurs arcs et tirèrent. Les murs n’offraient aucune cible car les défenseurs se tenaient à l’abri, mais le raclement des pointes de fer des flèches contre la pierre les obligeait à rester accroupis. Les flèches aux empennes blanches sifflaient en fendant l’air. Deux autres groupes d’archers lançaient également leurs traits. Beaucoup visaient très haut vers le ciel afin que leurs flèches retombent verticalement sur les remparts. Pour Skeat, il était impossible que quiconque puisse tenir sous cette grêle de pointes de fer et pourtant, dès que la colonne du comte se trouva à moins de cent pas, les carreaux d’arbalète se mirent à fuser depuis les murs.
Il y avait une brèche près de la porte. Elle avait été faite par une catapulte, la seule machine de siège en état de fonctionner, et cette brèche n’était pas bien grande, car seul le tiers supérieur du mur avait été démantelé. Les habitants l’avaient comblé avec des poutres et des ballots de tissu. Néanmoins c’était la partie faible de l’enceinte et les porteurs d’échelles se précipitèrent vers cet endroit en hurlant tandis que les carreaux d’arbalète se dirigeaient vers eux. Les hommes titubaient, tombaient, rampaient et mouraient, mais certains parvinrent à dresser deux échelles contre la brèche et les hommes d’armes commencèrent à grimper. Tirant aussi vite qu’ils pouvaient, les archers envoyèrent un déluge de flèches sur le haut de la brèche. Mais à cet instant un bouclier apparut, immédiatement frappé par une douzaine de flèches. Protégé par le bouclier, un arbalétrier tira directement sur l’une des échelles, tuant l’homme de tête. Un chaudron fut hissé en haut de la brèche et déversé sur les assaillants. Le liquide brûlant atteignit un homme qui se mit à hurler de douleur. Après quoi les défenseurs firent tomber des blocs de pierre tandis que les arbalétriers lançaient leurs traits.
— Plus près ! cria Skeat.
Les archers franchirent la haie et coururent jusqu’à moins de cent pas du fossé de la ville. De là, ils se remirent à envoyer leurs flèches dans les ouvertures. Dans cette nouvelle disposition, ils atteignaient les défenseurs car ceux-ci devaient se montrer pour tirer à l’arbalète sur la foule d’hommes qui se pressait au pied des quatre échelles dressées contre la brèche et les murs. Les hommes d’armes entreprirent de grimper mais une pique fourchue repoussa l’une des échelles. Thomas déplaça sa main gauche pour changer de cible, libéra la corde et envoya une flèche dans la poitrine de l’homme qui tenait la pique. L’un de ses compagnons le protégeait mais le bouclier s’était déplacé un instant et la flèche de Thomas était passée par l’étroite ouverture. Deux autres flèches avaient suivi la première avant même que l’homme ait expiré. Les défenseurs réussirent à renverser l’échelle. « Saint Georges ! » s’écrièrent les Anglais, mais le saint devait sommeiller car il n’apporta pas son aide aux assaillants.
Des pierres en plus grande quantité furent déversées des remparts, puis une grosse masse de paille enflammée tomba sur les soldats. Un homme parvint à atteindre la brèche mais il fut tué aussitôt d’un coup de hache qui fendit en deux le casque et le crâne. Il s’effondra sur les barreaux de l’échelle, bloquant ainsi le passage. Le comte tenta de le dégager mais, frappé à la tête par une pierre, il tomba évanoui sur le sol. Deux de ses hommes d’armes le transportèrent jusqu’au camp et ce départ atteignit le moral des assaillants. Ils ne criaient plus du tout. Les flèches continuaient à voler et les hommes essayaient toujours d’escalader le mur mais les défenseurs se rendaient bien compte qu’ils avaient repoussé la sixième attaque et leurs carreaux d’arbalète partaient sans relâche. C’est alors que Thomas aperçut l’Oiseau Noir sur la tour, au-dessus de la porte. Il dirigea la pointe de sa flèche vers la poitrine de la jeune femme, releva un peu son arc et fit partir la flèche de manière qu’elle se perde. « Trop jolie pour être tuée », se dit-il en sachant que c’était sottise d’avoir cette pensée. Elle tira avec son arbalète et disparut. Une demi-douzaine de flèches vint frapper la tour à l’endroit où elle s’était tenue, mais Thomas comprit que les six archers avaient attendu qu’elle ait tiré avant d’envoyer leurs flèches.
— Misère de misère, se lamentait Skeat.
L’assaut avait échoué et les hommes d’armes couraient pour échapper aux traits d’arbalète. Il restait encore une échelle contre la brèche avec l’homme mort coincé dans les barreaux supérieurs.
— En arrière ! En arrière ! hurla Skeat.
Les archers se mirent à courir, poursuivis par les carreaux, jusqu’à ce qu’ils puissent franchir la haie et s’aplatir dans le fossé. Les défenseurs se réjouissaient. Sur la tour de la porte, deux hommes abaissèrent leurs hauts-de-chausses et montrèrent brièvement leurs postérieurs aux Anglais battus.
— Les bâtards, rageait Skeat, les bâtards.
Il n’était pas habitué à l’échec.
— Il y a sûrement un moyen, grommela-t-il.
Thomas défit la corde de son arc et la plaça dans son casque.
— Je vous ai expliqué comment y entrer, dit-il à Skeat. Je vous l’ai expliqué à l’aube.
Skeat le considéra un long moment.
— On a essayé, mon garçon.
— Je connais un moyen, Will. Je vous assure, j’ai trouvé le moyen.
— Eh bien, dis-le-moi.
C’est ce que fit Thomas. Il s’accroupit dans le fossé, sous les huées des habitants de La Roche-Derrien, pour expliquer à Skeat comment déverrouiller cette place et Skeat écouta parce que l’homme du Yorkshire avait appris à se fier à Thomas de Hookton.
Cela faisait trois années que Thomas se trouvait en Bretagne et, bien que la Bretagne ne fût pas la France, son usurpateur de duc fournissait constamment de nouveaux Français à tuer. Or Thomas avait découvert qu’il possédait un talent pour cela. Ce n’était pas seulement qu’il fût bon archer. L’armée regorgeait d’hommes aussi bons que lui et en possédait même quelques-uns qui étaient meilleurs, mais Thomas avait constaté qu’il savait par intuition ce que les ennemis allaient faire. Il les observait, regardait leurs yeux, examinait dans quelle direction ils se tournaient et, la plupart du temps, il était capable d’anticiper les mouvements de l’ennemi et se tenait prêt à l’accueillir avec une flèche. Cela ressemblait à un jeu, un jeu dont il connaissait les règles alors que ceux d’en face ne les connaissaient pas.
La confiance de Will Skeat lui avait été utile. La première fois qu’ils s’étaient rencontrés, près de la geôle de Dorchester, Skeat s’était montré réticent à l’engager. Il mettait à l’épreuve une douzaine de voleurs et de meurtriers pour savoir s’ils tiraient bien à l’arc. Le roi avait besoin d’archers. Aussi les hommes qui en d’autres circonstances auraient dû être envoyés aux galères étaient-ils pardonnés, à condition qu’ils acceptent de servir sur le continent. Plus de la moitié des hommes de Skeat étaient des individus de cette sorte. Skeat pensait que Thomas ne s’entendrait jamais avec ce gibier de potence. Il lui avait pris la main droite, avait remarqué les callosités sur les deux doigts qui tendent la corde – signe que ce garçon était bien un archer – mais ensuite il avait tapoté la paume tendre de Thomas.
— Qu’as-tu fait jusqu’ici ? lui avait-il demandé.
— Mon père voulait que je devienne prêtre.
— Prêtre ! Voyez-vous cela ! Eh bien, tu pourras prier pour nous.
— Je peux tuer aussi.
Finalement, Skeat avait autorisé Thomas à se joindre à la troupe. En grande partie parce qu’il possédait un cheval. Au début, Skeat avait pensé que Thomas de Hookton n’était qu’un jeune fou avide d’aventure. Mais un jeune fou intelligent, sans aucun doute. Et cependant, Thomas avait adopté la vie d’archer avec bonne humeur. La guerre consistait en réalité à piller et, jour après jour, les hommes de Skeat partaient en expédition dans des contrées qui avaient fait allégeance au duc Charles pour y brûler les fermes, voler les récoltes et prendre le bétail. Un seigneur dont les paysans ne peuvent pas verser la rente est un seigneur qui n’a plus les moyens d’engager des soldats. Voilà pourquoi les hommes d’armes de Skeat et ses archers montés étaient lâchés sur les terres ennemies comme une calamité.
Thomas aimait cette vie. Il était jeune et sa tâche ne consistait pas seulement à combattre l’ennemi mais à le ruiner. Il brûlait les fermes, empoisonnait les puits, volait les semences, brisait les charrues, incendiait les moulins, écorçait les arbres fruitiers et vivait de son pillage. Maîtres de la Bretagne, les hommes de Skeat étaient un fléau venu de l’enfer et les villageois qui parlaient français, dans la partie est du duché, les appelaient les hellequins, les cavaliers du diable. De temps à autre, une troupe ennemie essayait de leur tendre une embuscade et, dans ces escarmouches, Thomas avait constaté que l’archer anglais, avec son arc de guerre, était le roi. L’ennemi haïssait les archers. Lorsqu’il en capturait un, il le tuait. Un homme d’armes pouvait être mis en prison, un seigneur rançonné, mais un archer était toujours mis à mort. Torturé d’abord, tué ensuite.
Dans cette vie, Thomas s’épanouissait et Skeat avait constaté que ce garçon était intelligent, suffisamment intelligent pour savoir qu’il ne fallait pas s’endormir une nuit où il devait monter la garde. Pour cette faute, Skeat lui avait sonné les cloches. « Tu étais saoul ! » s’était-il écrié. Puis il l’avait roué de coups, usant de ses poings comme un forgeron de ses marteaux. Il lui avait cassé le nez, fêlé une côte et l’avait traité d’étron puant. Mais au terme de cette correction Thomas avait toujours le sourire. Six mois plus tard, Skeat lui avait confié le commandement d’une vingtaine d’archers.
Ces vingt hommes étaient presque tous plus âgés que lui mais aucun ne paraissait prendre ombrage de sa promotion car ils se rendaient compte qu’il était différent d’eux. La plupart des archers portaient les cheveux coupés court, tandis que ceux de Thomas, rassemblés par des cordes d’arc, lui descendaient jusqu’à la ceinture en une longue natte brune. Il était rasé de près et toujours vêtu de noir. Cela aurait pu le rendre impopulaire, mais il était dur à la tâche, avait l’esprit vif et savait se montrer généreux. Néanmoins, il y avait en lui quelque chose d’étrange. Tous les archers avaient un talisman, un pendentif de métal vil à l’effigie d’un saint, ou une patte de lièvre desséchée. Thomas, lui, portait au cou une patte de chien en prétendant que c’était la main de saint Guinefort. Nul n’osait le contredire car il était le plus instruit de toute la bande. Il parlait français comme un gentilhomme et latin comme un prêtre, et à cause de ces aptitudes ses camarades étaient fiers de lui. Trois ans après son engagement, Thomas était devenu l’un des principaux archers de Skeat. De temps à autre, celui-ci lui demandait son avis ; il le suivait rarement, mais il le demandait. Et Thomas avait toujours sa patte de chien, son nez cassé et son sourire impudent.
Or voici qu’il avait une idée pour pénétrer à l’intérieur de La Roche-Derrien.
Cet après-midi-là, alors que l’homme au crâne fendu était toujours accroché à l’échelle abandonnée, sir Simon Jekyll partit à cheval vers la ville et se mit à aller et venir au trot à proximité des carreaux d’arbalète à empenne sombre qui marquaient la limite de portée des armes des défenseurs. Son écuyer, un garçon stupide à la mâchoire pendante et au regard ahuri, l’observait à quelque distance, portant la lance de sir Simon. S’il advenait que quelque preux de la ville relevât le défi que constituait sa présence provocante, l’écuyer donnerait la lance à son maître afin que les deux cavaliers combattent sur le pré jusqu’à ce que l’un des deux s’incline. Ce ne serait pas sir Simon car il était le chevalier le plus aguerri de toute l’armée du comte de Northampton.
Et aussi le plus pauvre.
Son destrier, âgé de dix ans, avait la bouche dure et roulait beaucoup du dos. La selle, à pommeau et troussequin relevés de manière à le maintenir fermement, avait appartenu à son père, tandis que sa cotte de mailles, qui le recouvrait depuis le cou jusqu’aux genoux, lui venait de son grand-père. Son épée avait plus de cent ans. Elle était lourde et s’émoussait facilement. Sa lance avait gauchi dans l’humidité du temps hivernal et son heaume, qui pendait au pommeau de sa selle, était un vieux pot de fer garni de cuir usé. Son écu, portant comme blason un poing ganté de fer tenant une masse d’armes, était bosselé et terni. Ses gantelets, tout comme le reste de son armure, étaient rouillés. Cela expliquait l’air effarouché de l’écuyer, qui avait une oreille enflée et rouge, bien que la véritable cause de la rouille ne tînt pas à sa négligence mais plutôt au fait que sir Simon ne pouvait s’offrir le vinaigre et le sable fin qui permettaient de nettoyer le métal. Il était pauvre.
Pauvre, amer et ambitieux.
Et valeureux.
Nul ne niait sa valeur. Il avait remporté le tournoi à Tewkesbury et reçu une bourse de quarante livres. À Gloucester, sa victoire avait été récompensée par une belle armure. À Chelmsford, il avait obtenu quinze livres et une jolie selle, et à Canterbury il avait presque battu à mort un Français avant qu’on lui remette une coupe dorée remplie de pièces. Et où étaient tous ces trophées ? Dans les mains des banquiers, des hommes de loi et des marchands qui disposaient d’un droit sur le domaine du Berkshire dont sir Simon avait hérité deux années auparavant, bien qu’en vérité cet héritage ne consistât en rien d’autre que des dettes. À peine son père enterré, les créanciers s’étaient jetés sur sir Simon comme des chiens sur un cerf blessé.
« Épouse une héritière », lui avait conseillé sa mère, et elle avait passé en revue une douzaine de femmes à l’intention de son fils ; mais sir Simon voulait que sa femme fût aussi jolie qu’il était bel homme. Ce qu’il était véritablement. Il le savait car il avait l’habitude de contempler son image dans le miroir de sa mère. Il possédait une épaisse chevelure blonde, un visage plein et une courte barbe. À Chester, où il avait jeté à terre trois chevaliers en moins de quatre minutes, on l’avait pris pour le roi, qui avait l’habitude de participer incognito aux tournois. Avec son air royal, sir Simon n’avait pas l’intention de jeter son dévolu sur une vieille toute ridée pour la simple raison qu’elle avait de l’argent. Il voulait épouser une femme qui soit digne de lui, mais cette ambition n’était d’aucune utilité pour payer les créances du domaine et c’est pourquoi, afin de se protéger de ses créanciers, sir Simon avait dû demander au roi Edouard III une lettre de protection. Cette lettre le mettait à l’abri de toute procédure légale tant qu’il servirait le roi en terre étrangère. Lorsque sir Simon avait franchi la Manche, emmenant avec lui six hommes d’armes, une douzaine d’archers et un écuyer prélevé sur son domaine grevé de dettes, il avait laissé en Angleterre ses créanciers sans moyens. Sir Simon était aussi parti avec la certitude qu’il ne tarderait pas à capturer quelque noble breton dont la rançon lui permettrait de rembourser tout ce qu’il devait. Mais jusqu’ici la campagne d’hiver n’avait pas permis de faire un seul prisonnier de quelque rang et le butin avait été si maigre que l’armée en était réduite aux demi-rations. Combien de prisonniers bien nés pouvait-on espérer dans une misérable ville comme La Roche-Derrien ?
Il n’en chevauchait pas moins de long en large devant ses murs, dans l’espoir que quelque chevalier relèverait le défi et sortirait par la porte sud, qui jusqu’ici avait résisté à six assauts ; mais, au lieu de cela, les défenseurs se moquaient de lui et le traitaient de lâche qui n’osait pas s’approcher à portée d’arbalète. Ces insultes piquèrent si bien au vif la fierté de sir Simon qu’il s’approcha des murs, les sabots de son cheval butant parfois sur les carreaux plantés dans le sol. Les hommes se mirent à tirer sur lui, mais bien trop court, et ce fut au tour de sir Simon de se moquer.
— Il est complètement fou, dit Jake, qui observait la scène depuis le camp anglais.
Jake était un meurtrier que Skeat avait sauvé des galères à Exeter. Il louchait et cependant parvenait à viser plus juste que la plupart des autres hommes.
— Qu’est-ce qu’il va faire maintenant ?
Sir Simon avait arrêté son cheval et faisait face à la porte de la ville, de sorte que ceux qui le regardaient pensèrent que l’un des Français allait peut-être venir relever le défi du chevalier anglais qui leur lançait des sarcasmes. Au lieu de cela, ils virent un arbalétrier isolé, sur la tourelle de la porte, qui faisait signe à sir Simon d’avancer afin qu’il soit à portée de tir.
Seul un écervelé aurait accepté un pareil défi et sir Simon répondit comme il convenait. Il avait vingt-cinq ans, il était déterminé et hardi et il savait qu’en montrant une témérité arrogante il atteindrait le moral des assiégés et ranimerait celui des Anglais découragés. Voilà pourquoi il dirigea son destrier là où les carreaux français avaient anéanti l’attaque anglaise. Aucun arbalétrier ne tirait. Il n’y avait sur la tour de la porte qu’une forme solitaire et sir Simon, qui s’était approché à moins de cent pas, vit que c’était l’Oiseau Noir.
C’était la première fois qu’il apercevait cette femme et il se trouvait assez près pour constater qu’elle était vraiment belle. Elle se tenait droite, grande et mince, enveloppée dans son manteau pour se protéger du vent d’hiver, mais ses longs cheveux noirs étaient libres comme ceux d’une jeune fille. Elle lui fit une révérence ironique, à laquelle sir Simon répondit en s’inclinant maladroitement sur sa haute selle, puis il la vit prendre son arbalète et épauler.
« Quand nous serons dans la ville, je te le ferai payer, Oiseau Noir », pensa sir Simon. Il immobilisa complètement son cheval, cavalier isolé sur le champ de bataille, pour lui permettre de le viser tout en sachant très bien qu’elle allait le rater. Alors, il lui ferait un salut moqueur et les Français y verraient un mauvais présage.
Mais si elle visait juste ?
Sir Simon fut tenté de prendre son heaume au pommeau de la selle, mais il se ravisa. Il avait mis au défi l’Oiseau Noir de commettre le pire et il ne pouvait pas se permettre de manifester de l’inquiétude devant une femme. Il attendit pendant qu’elle levait l’arbalète. Les défenseurs, qui observaient la jeune femme, devaient prier pour qu’elle vise juste. Ou peut-être engageaient-ils des paris ?
« Allez, vas-y, petite pute », murmura sir Simon dont le front était couvert de sueur malgré le froid.
Elle écarta de son visage sa chevelure noire puis appuya l’arbalète sur un créneau et se remit à viser. Sir Simon gardait la tête haute et regardait en face de lui. « Ce n’est qu’une femme, se dit-il. Elle est sans doute incapable d’atteindre un chariot à cinq pas. » Le cheval eut un tressaillement. Sir Simon tendit le bras pour lui flatter le col.
— Nous partons bientôt, lui dit-il.
Sous le regard d’une multitude de défenseurs, l’Oiseau Noir ferma les yeux et tira.
Sir Simon aperçut le carreau, semblable à une petite tache noire sur le ciel gris et sur les pierres grises des tours de l’église qui s’élevaient au-dessus des murs de La Roche-Derrien.
Il savait, avec une certitude absolue, que le carreau allait le manquer. C’était une femme, bon dieu ! Voilà pourquoi il ne bougea pas, tout en voyant le carreau arriver droit sur lui. Il ne pouvait pas y croire. Il s’attendait que le trait dévie vers la gauche ou la droite, ou laboure le sol durci par le froid, mais au lieu de cela, il arrivait infailliblement vers sa poitrine. Au dernier moment, sir Simon leva son lourd écu et rentra la tête. Il ressentit un énorme choc sur le bras gauche qui le repoussa violemment contre le troussequin de sa selle. Le carreau frappa l’écu si fort qu’il fendit les panneaux de saule et que sa pointe traversa la cotte de mailles et s’enfonça dans son avant-bras. Les Français applaudirent et sir Simon, sachant très bien que d’autres arbalétriers pourraient essayer d’achever ce que l’Oiseau Noir avait commencé, pressa les flancs de son destrier. L’animal tourna et obéit à l’impulsion des éperons.
— Je suis vivant, dit sir Simon à haute voix, comme si cela pouvait réduire au silence la jubilation des Français.
« Sale petite pute », pensa-t-il. Il le lui ferait payer. Payer jusqu’à ce qu’elle crie. Il retint son cheval, pour ne pas avoir l’air de s’enfuir.
Une heure plus tard, son écuyer lui ayant bandé l’avant-bras, sir Simon était parvenu à se convaincre lui-même qu’il avait remporté une victoire. Il s’était exposé et il avait survécu. Cela avait été une démonstration de courage. Il était toujours vivant. Il se considérait comme un héros et, en se dirigeant vers la tente qui abritait le comte de Northampton, commandant de l’armée, il s’attendait à être accueilli comme il convenait. La tente était constituée de deux voiles. Après des années de service en mer, leur toile était jaunie, rapiécée et élimée. Un bien pauvre abri, mais qui s’accordait avec les goûts de William Bohun, comte de Northampton, lequel, bien qu’il fût le cousin du roi et l’un des hommes les plus riches d’Angleterre, méprisait le luxe.
Le comte, à vrai dire, avait l’air aussi rapiécé et élimé que sa tente. C’était un petit homme trapu avec un visage que ses hommes se plaisaient à comparer à un derrière de taureau. Mais ce visage reflétait l’âme du comte, brusque, courageux et direct. Les soldats l’aimaient parce qu’il était aussi rude qu’eux-mêmes.
Lorsque sir Simon pénétra dans la tente, les cheveux bouclés du comte étaient recouverts d’un bandage à l’endroit où la pierre jetée depuis les remparts de La Roche-Derrien avait fendu le heaume, dont une pointe de métal avait entamé le cuir chevelu. Le comte accueillit froidement sir Simon :
— Fatigué de la vie ?
— Cette petite sotte ferme les yeux quand elle tire ! dit sir Simon sans prêter attention au ton employé par le comte.
— Pourtant, elle vise bien, répondit celui-ci avec colère, et voilà qui va donner du cœur à ces bâtards. Dieu sait qu’ils n’ont pas besoin d’encouragement.
— Je suis vivant, messire ! dit sir Simon d’un ton chaleureux. Elle voulait me tuer. Elle a échoué. L’ours vit et les chiens restent sur leur faim.
Il attendait que les compagnons du comte le congratulent, mais ils évitaient son regard et il interpréta leur silence maussade comme de la jalousie.
Le comte pensait que sir Simon était un fieffé imbécile. Il frissonna. Tant que l’armée avait remporté des succès, il n’avait pas prêté attention au froid, mais, depuis deux mois, les Anglais et leurs alliés bretons, allant d’échec en échec, s’étaient couverts de ridicule et les six assauts contre La Roche-Derrien les avaient plongés dans la plus profonde déréliction. Aussi avait-il réuni un conseil de guerre afin de suggérer de livrer un dernier assaut, cet après-midi même. Toutes les attaques précédentes avaient eu lieu le matin. Il était possible qu’une escalade dans la lumière déclinante de ce jour d’hiver prenne les défenseurs par surprise. Seulement le petit avantage que donnerait la surprise avait été gâché par l’acte irréfléchi de sir Simon, qui avait renforcé la confiance des habitants alors qu’il y en avait si peu parmi les capitaines rassemblés sous la toile de tente jaunie.
Quatre d’entre eux, des chevaliers comme sir Simon, conduisaient leurs hommes à la guerre, mais les autres étaient des mercenaires qui avaient mis leurs troupes au service du comte. Parmi ceux-là, trois Bretons portant l’hermine du duc de Bretagne commandaient des soldats fidèles au duc de Montfort tandis que les autres capitaines étaient des Anglais, hommes de basse extraction qui s’étaient élevés par la dure pratique des combats. Il y avait là Will Skeat, et auprès de lui se trouvait Richard Totesham, qui avait commencé comme soldat et commandait maintenant cent quarante chevaliers et quatre-vingt-dix archers pour le service du comte. Aucun de ces deux hommes n’avait jamais participé à un tournoi, et d’ailleurs ils n’y seraient jamais invités, et cependant tous deux étaient plus riches que sir Simon, à qui cela restait en travers de la gorge. Ces capitaines indépendants, le comte de Northampton les appelait « mes chiens de guerre », et il les aimait bien, mais le comte avait un goût étrange pour la compagnie vulgaire. Tout cousin du roi d’Angleterre qu’il était, William Bohun buvait joyeusement avec des hommes comme Skeat et Totesham ; il mangeait avec eux, chassait avec eux, leur parlait en anglais et leur faisait confiance. Sir Simon se sentait exclu de cette amitié. Si un homme dans cette armée devait être un intime du comte, c’était bien sir Simon, champion de tournoi reconnu, mais Northampton préférait rouler dans le caniveau avec des hommes comme Skeat.
— Il pleut toujours ? demanda le comte.
— La pluie se remet à tomber, répondit sir Simon en levant la tête vers le toit de la tente que les gouttes d’eau vinrent frapper au même moment.
— Ça va s’éclaircir, dit Skeat avec un air maussade.
Il appelait rarement le comte « monseigneur » mais s’adressait plutôt à lui comme un égal, ce qui, à la stupéfaction de sir Simon, semblait plaire au comte.
— Et puis ce n’est que du crachin, ça n’empêchera pas les arcs de tirer, dit le comte en écartant le rabat pour jeter un coup d’œil à l’extérieur, ce qui fit pénétrer un courant d’air froid et humide.
— Les arbalètes non plus, intervint Richard Totesham qui ajouta : Les crapules !
Ce qui rendait l’échec des Anglais si humiliant, c’était que les défenseurs de La Roche-Derrien n’étaient pas des soldats mais de simples citadins : des pêcheurs, des constructeurs de bateaux, des charpentiers, des maçons, et il y avait même une femme, l’Oiseau Noir.
— La pluie pourrait s’arrêter, continua Totesham, mais le sol sera glissant. Il ne sera pas facile d’avancer sous les murs.
— N’y allez pas cet après-midi, conseilla Will Skeat. Laissez mes hommes entrer par la rivière demain matin.
Le comte frotta la blessure sur son crâne. Cela faisait une semaine qu’il donnait l’assaut au mur sud et il demeurait persuadé que ses hommes pouvaient s’emparer de ces remparts, mais il avait aussi senti du pessimisme chez ses « chiens de guerre ». S’ils étaient repoussés une nouvelle fois en perdant vingt ou trente hommes, son armée serait démoralisée et il faudrait envisager de s’en retourner sans avoir rien accompli.
— Dites-m’en plus.
Skeat s’essuya le nez à sa manche de cuir.
— À marée basse, il y a un passage vers le mur nord. Un de mes gars y est allé hier soir.
— Nous avons essayé, il y a trois jours, objecta l’un des chevaliers.
— Nous avons essayé en aval, répliqua Skeat. Je veux passer en amont.
— Ce côté a des palissades, tout comme l’autre, dit le comte.
— Elles tiennent mal, répondit Skeat.
L’un des capitaines bretons traduisit cet échange à ses compagnons.
— Mon gars a retiré facilement un pieu, continua Skeat, et il pense qu’on pourra en ôter ou briser une demie douzaine d’autres. Ce sont de vieux piquets de chêne, et non pas d’if, et ils sont complètement pourris.
— Quelle est la profondeur de la boue ? demanda le comte.
— Jusqu’aux genoux.
Le rempart de La Roche-Derrien entourait la ville à l’ouest, au sud et à l’est, alors que le côté nord était protégé par la rivière Jaudy et, là où le mur semi-circulaire rejoignait la rivière, les habitants avaient planté dans la boue d’énormes pieux afin d’empêcher l’accès à marée basse. Skeat suggérait qu’il était possible de franchir cette palissade pourrie, mais quand les hommes du comte avaient essayé du côté est de la ville, les habitants les avaient cueillis avec leurs carreaux. Cela avait été un massacre pire que ce qu’on avait connu lors des assauts de la porte sud.
— Il y a tout de même un mur sur la berge, fit remarquer le comte.
— Oui, admit Skeat, mais ces imbéciles l’ont détruit par endroits. Ils ont construit des quais et il y en a un précisément tout près des pieux instables.
— Ainsi vos hommes devront retirer les pieux et escalader les quais, tout cela sous le regard de ceux qui seront sur le mur ? demanda le comte d’un air sceptique.
— Ils peuvent y arriver, répondit Skeat avec fermeté.
Le comte persistait à penser que ce qui avait la meilleure chance de succès, c’était de rapprocher les archers de la porte sud en espérant que leurs flèches tiendraient les défenseurs à l’écart pendant que ses soldats escaladeraient la brèche. Cependant il devait bien admettre que ce plan avait échoué le matin même et aussi la veille. Et il n’ignorait pas qu’il ne lui restait qu’un jour ou deux.
Il avait à sa disposition moins de trois mille hommes, dont un tiers étaient malades, et s’il ne parvenait pas à leur trouver un abri, il lui faudrait faire retraite vers l’ouest la queue entre les jambes. Il lui fallait une ville, n’importe quelle ville, même La Roche-Derrien.
Will Skeat vit les soucis transparaître sur le large visage du comte.
— Mon gars était à moins de quinze pas du quai, la nuit dernière, affirma-t-il. Il aurait pu pénétrer dans la ville et ouvrir la porte.
— Eh bien, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? ne put s’empêcher de demander sir Simon. Par les os du Christ ! Moi, j’y serais allé.
— Vous n’êtes pas un archer, dit Skeat avec aigreur.
Puis il fit le signe de la croix. À Guingamp, l’un de ses archers avait été capturé par les défenseurs. Ils lui avaient enlevé tous ses vêtements et l’avaient placé sur le rempart afin que les assiégeants puissent assister à sa longue agonie. Tout d’abord, on lui avait tranché les deux doigts qui tendent la corde, puis sa virilité, et l’homme avait crié comme un cochon qu’on châtre en saignant à mort sur le mur d’enceinte.
Le comte fit signe à un serviteur de remplir à nouveau les gobelets de vin chaud.
— Es-tu prêt à conduire cette attaque, Will ? demanda-t-il.
— Non, pas moi, répondit Skeat. Je suis trop vieux pour patauger dans la boue. Je laisserai celui qui a franchi les pieux la nuit dernière mener le groupe. C’est un brave garçon, assurément. Il est intelligent, le bâtard, mais un peu bizarre. Il s’apprêtait à devenir prêtre, seulement il m’a rencontré et il a repris ses esprits.
Le comte était vraiment tenté par cette suggestion. Il se mit à jouer avec la poignée de son épée et opina du chef :
— Je pense que nous devrions rencontrer ce bâtard intelligent. Est-il à proximité ?
— Je l’ai laissé dehors, dit Skeat qui pivota sur son tabouret et appela : Tom ! Espèce de sauvage ! Viens par ici !
Tom pénétra dans la tente. Les capitaines virent entrer un grand jeune homme aux longues jambes, tout vêtu de noir, à l’exception de sa cotte de mailles et d’une croix rouge cousue sur sa tunique. Toutes les troupes anglaises portaient cette croix de Saint-Georges qui permettait de distinguer un ami d’un ennemi dans la mêlée. Le jeune homme s’inclina devant le comte qui reconnut un archer qu’il avait remarqué auparavant ; cela n’était guère surprenant car Thomas avait une apparence propre à attirer le regard. Ses cheveux noirs étaient noués par une corde d’arc, il avait un long nez osseux écrasé, le menton bien rasé et un regard attentif et intelligent, mais ce qu’il y avait peut-être de plus remarquable chez lui, c’était sa propreté. Et aussi l’arc qu’il portait à l’épaule. Le comte n’en avait jamais vu d’aussi grand, et de surcroît il était teint en noir et portait dans sa partie supérieure une plaque d’argent qui paraissait gravée d’armoiries. Cela révélait de l’orgueil, pensa le comte, de l’orgueil et de la fierté, et il approuvait l’un et l’autre.
— Pour quelqu’un qui était dans la boue de la rivière jusqu’aux genoux cette nuit, tu es remarquablement propre, dit le comte avec un sourire.
— Je me suis lavé, monseigneur.
— Tu vas attraper froid, l’avertit le comte. Comment t’appelles-tu ?
— Thomas de Hookton, monseigneur.
— Eh bien, dis-moi ce que tu as découvert la nuit dernière, Thomas de Hookton.
Thomas fit un récit identique à celui de Skeat. Il raconta comment, à la nuit tombée, il s’était engagé dans la boue de la Jaudy. Il avait trouvé la palissade de pieux en mauvais état, pourrissante et branlante. Il avait ôté l’un des pieux, s’était glissé dans l’ouverture et avait fait quelques pas en direction du quai le plus proche.
— Monseigneur, j’étais assez près pour entendre une femme chanter, dit-il.
La chanson était celle que la mère de Thomas lui chantait lorsqu’il était petit et cette coïncidence l’avait frappé.
Quand Thomas eut achevé son récit, le comte fronça les sourcils, non qu’il désapprouvât les propos de l’archer mais parce qu’il sentait des élancements dans la blessure au crâne qui l’avait laissé inconscient pendant une heure.
— Qu’est-ce que tu faisais près de la rivière la nuit dernière ? demanda-t-il, pour se donner le temps de la réflexion.
Thomas ne répondit rien.
— Il s’occupait de la femme d’un autre, finit par dire Skeat. C’était cela qu’il faisait, monseigneur, il s’occupait de la femme d’un autre.
Tous se mirent à rire, à l’exception de sir Simon Jekyll qui regardait le rougissant Thomas d’un air peu amène. Ce corniaud était un simple archer et pourtant il portait une meilleure cotte de mailles que la sienne ! Et il avait une assurance qui confinait à l’impudence. Sir Simon tressaillit. Il y avait dans la vie une injustice qu’il ne parvenait pas à comprendre. Ces archers de la campagne s’emparaient de chevaux, d’armes et d’armures tandis que lui, champion de tournois, n’avait réussi à prendre qu’une malheureuse paire de bottes. Il sentit le besoin irrésistible de rabattre le caquet de ce grand archer flegmatique.
Sir Simon s’adressa au comte en français afin de n’être compris que d’une poignée d’hommes bien nés :
— Il suffira d’une seule sentinelle en éveil et ce garçon sera mort, et notre attaque s’effondrera dans la boue de la rivière.
Thomas jeta à sir Simon un regard très calme, insolent par son absence d’expression, puis il répondit dans un français impeccable :
— Nous attaquerons dans l’obscurité.
Ensuite il se tourna à nouveau vers le comte :
— La marée sera basse juste avant l’aube, monseigneur.
Le comte le regarda avec une expression de surprise :
— Où as-tu appris le français ?
— Avec mon père, monseigneur.
— Le connaissons-nous ?
— J’en doute, monseigneur.
Le comte ne chercha pas à approfondir la question. Il se mordit la lèvre et se mit à frotter le pommeau de son épée, ce qu’il faisait habituellement lorsqu’il réfléchissait.
Assis sur un tabouret de traite auprès de Will Skeat, Richard Totesham grogna à l’intention de Thomas :
— Tout sera pour le mieux si vous pénétrez à l’intérieur…
Totesham était à la tête de la plus importante des compagnies indépendantes et, à ce titre, possédait une plus grande autorité que les autres capitaines.
— Mais qu’allez-vous faire un fois dedans ?
Thomas acquiesça, comme s’il s’était attendu à cette question.
— Je doute que nous puissions atteindre une porte, mais si je parviens à disposer une vingtaine d’archers sur le mur qui est proche de la rivière, ils pourront le protéger pendant que les échelles seront installées.
— J’ai deux échelles, dit Skeat, ça ira.
Le comte continuait à frotter le pommeau de son épée.
— Quand nous avons essayé d’attaquer par la rivière, dit-il, nous avons été pris dans la boue. Elle sera tout aussi profonde à l’endroit où vous voulez aller.
— Nous aurons des claies, monseigneur, j’en ai trouvé dans une ferme.
Ces claies étaient des éléments de clôture faits de branches de saules entrecroisées qui pouvaient servir à aménager rapidement un parc à moutons ou être étendus sur la boue pour permettre le passage des hommes.
— Je vous avais dit qu’il était intelligent, dit Skeat avec fierté. Il est allé à Oxford, pas vrai, Tom ?
— J’étais trop jeune pour faire mieux, répondit sèchement Thomas.
Le comte se mit à rire. Ce garçon lui plaisait et il comprenait pourquoi Skeat avait tellement confiance en lui.
— Demain matin, Thomas ? demanda-t-il.
— Ce sera mieux que ce soir, monseigneur. Ils seront encore vigilants au crépuscule.
Thomas jeta à sir Simon un regard qui laissait entendre que la stupide démonstration de bravoure du chevalier avait pu stimuler les défenseurs.
— Eh bien, c’est pour demain matin, dit le comte.
Et se tournant vers Totesham, il ajouta :
— Mais maintenez vos hommes à proximité de la porte sud, aujourd’hui. Je veux qu’ils pensent que nous allons attaquer de ce côté-là.
Puis, revenant à Thomas :
— Quelle est cette médaille sur ton arc, mon garçon ?
— C’est juste une chose que j’ai trouvée, monseigneur, mentit Thomas en présentant son arc au comte qui avait tendu la main.
En réalité, il avait découpé cet insigne dans le calice en argent de son père, puis il l’avait fixé sur son arc, où sa main gauche avait usé le métal.
Le comte examina le motif :
— Ce ne sont pas les armoiries de quelqu’un que je connais, dit-il.
Après quoi, il essaya de tendre l’arc dont la dureté lui fit hausser les sourcils de surprise. Il le rendit à Thomas en lui donnant congé :
— Je te souhaite bonne chance pour demain matin, Thomas de Hookton.
— Monseigneur, dit Thomas en s’inclinant.
— Avec votre permission, je vais l’accompagner, dit Skeat.
Le comte donna son accord d’un signe de tête et les deux hommes sortirent de la tente.
— Si nous entrons dans la ville, dit le comte aux autres capitaines, ne laissez pas vos hommes la saccager, pour l’amour du ciel. Tenez-leur la bride. J’ai l’intention de conserver La Roche-Derrien et je ne veux pas que les habitants nous haïssent. Tuez si c’est nécessaire, mais pas de bain de sang.
Il regarda leurs visages dubitatifs.
— L’un d’entre vous restera dans cette ville comme responsable de la garnison, alors facilitez-vous la tâche, tenez bien vos hommes.
Les capitaines firent entendre un grognement, sachant combien il serait difficile d’empêcher les soldats de mettre la ville à sac, mais avant que l’un d’eux ne réponde à la suggestion du comte, sir Simon se leva :
— Monseigneur ? Puis-je vous demander une faveur ?
— Essayez, dit le comte en haussant les épaules.
— Accepteriez-vous qu’avec mes hommes je conduise l’assaut par les échelles ?
Le comte parut surpris.
— Vous pensez que Skeat n’en est pas capable ?
— Je suis certain qu’il l’est, monseigneur, répondit humblement sir Simon, néanmoins je sollicite cet honneur.
Le comte pensa : « Il vaut mieux que ce soit sir Simon qui meure, plutôt que Skeat. » Aussi acquiesça-t-il :
— Bien entendu, bien entendu.
Les capitaines ne dirent rien. Quel honneur pouvait-il y avoir à se trouver le premier sur un mur qu’un autre aurait pris ? Non, ce coquin ne recherchait pas l’honneur, il voulait être bien placé dans la course au butin. Mais aucun d’entre eux n’exprima sa pensée. Ils étaient des capitaines, mais sir Simon, lui, était un chevalier, même s’il n’avait pas un sou vaillant.
L’armée du comte fit mine de préparer une autre attaque durant le reste de cette courte journée d’hiver, mais elle n’eut pas lieu et les habitants de La Roche-Derrien se mirent à espérer que le plus gros de leurs épreuves était passé. Toutefois, ils firent des préparatifs pour le cas où les Anglais tenteraient un nouvel assaut le lendemain. Ils comptèrent leurs carreaux d’arbalète, entassèrent de nouvelles roches sur les remparts et alimentèrent les feux qui faisaient bouillir l’eau destinée à être déversée sur les Anglais. « Réchauffez les misérables ! » avaient dit les prêtres de la ville, et les habitants avaient apprécié la plaisanterie. Ils se rendaient bien compte qu’ils étaient en train de gagner et que leurs épreuves cesseraient bientôt, car les Anglais allaient certainement être à court de nourriture. Tout ce que La Roche-Derrien avait à faire consistait à résister puis à recevoir les félicitations et les remerciements du duc Charles.
À la tombée de la nuit, la pluie cessa. Les habitants se mirent au lit, tout en gardant leurs armes prêtes. Les sentinelles allumèrent des feux derrière les murs et scrutèrent l’obscurité.
C’était une froide nuit d’hiver ; il ne restait plus aux assaillants qu’une dernière petite chance.
L’Oiseau Noir avait pour nom de baptême Jeannette Marie Halévy. À l’âge de quinze ans, ses parents l’avaient emmenée à Guingamp pour le tournoi annuel des pommes. Son père n’étant pas noble, la famille ne pouvait s’installer à l’intérieur de l’enclos, sous le clocher de Saint-Laurent, mais ils trouvèrent place à proximité et Louis Halévy fit en sorte que sa fille fût bien visible en disposant leurs chaises sur la carriole qui les avait transportés depuis La Roche-Derrien. Le père de Jeannette était un marchand de vin et un armateur prospère, cependant ses succès en affaires n’avaient pas eu leur équivalent dans sa vie privée. L’un de ses fils était mort à la suite d’une coupure au doigt qui s’était infectée et le second avait péri noyé au cours d’un voyage à La Corogne. Jeannette était désormais son seul enfant.
Cette visite à Guingamp répondait à un calcul. Les nobles de Bretagne – du moins ceux qui était favorables à une alliance avec la France – se trouvaient rassemblés pour un tournoi et là, pendant quatre jours, devant une foule qui venait autant pour les réjouissances que pour les combats, ils faisaient montre de leur talent avec la lance et l’épée. Jeannette trouva le spectacle très ennuyeux dans l’ensemble, car les préambules de chaque combat étaient longs et souvent inaudibles. Les chevaliers paradaient interminablement, dans une agitation de plumets extravagants, puis, au bout d’un moment, il y avait un bref tonnerre de sabots, un choc métallique, des hourras, et l’un des chevaliers était projeté sur l’herbe. La coutume voulait que le vainqueur pique une pomme de la pointe de sa lance et la présente à une jeune femme qu’il avait remarquée dans la foule. C’était pour cette raison que son père était venu en carriole à Guingamp. Au quatrième jour, Jeannette avait reçu dix-huit pommes, ce qui lui valait l’inimitié de beaucoup de filles mieux nées.
Ses parents la ramenèrent à La Roche-Derrien et attendirent. Ils avaient exposé leur marchandise. Les acheteurs pouvaient désormais trouver le chemin de leur luxueuse maison, près de la rivière Jaudy. D’après la façade, la maison paraissait modeste mais, le porche franchi, le visiteur se trouvait dans une vaste cour intérieure qui conduisait à un quai de pierre que les plus petits bateaux de M. Halévy pouvaient atteindre à marée haute. La cour partageait un mur avec l’église Saint-Renan et comme il avait fait don de la tour à l’église, il avait reçu la permission de percer un passage dans le mur afin que sa famille puisse se rendre à la messe sans passer par la rue. La maison indiquait aux soupirants que la famille était opulente et la présence à table du prêtre de la paroisse leur faisait savoir qu’elle était pieuse. Jeannette n’était pas destinée à être la distraction d’un noble, mais une épouse.
Une dizaine de prétendants condescendirent à se rendre dans la maison des Halévy, et ce fut Henri Chénier, comte d’Armorique, qui l’emporta. C’était une prise de choix, car il était le neveu de Charles de Blois qui lui-même était le neveu du roi de France, Philippe VI de Valois, et les Français reconnaissaient Charles comme duc et seigneur de Bretagne. Celui-ci autorisa Henri Chénier à lui présenter sa fiancée mais, après l’entrevue, il lui conseilla de rompre. C’était la fille d’un marchand, à peine plus qu’une paysanne. Elle avait une chevelure d’un noir étincelant, un visage qui n’était pas marqué par la vérole et elle possédait toutes ses dents. Elle était gracieuse, au point qu’un dominicain de la cour du duc applaudit et s’exclama que Jeannette était l’image vivante de la Madone. Le duc admettait qu’elle était belle. Et alors ? Beaucoup de femmes étaient belles. Dans n’importe quelle taverne de Guingamp on pouvait trouver une putain à deux sous auprès de laquelle la plupart des épouses avaient l’air de truies. Ce n’était pas l’affaire d’une épouse d’être belle, il fallait qu’elle soit riche. « Fais-en ta maîtresse », conseilla-t-il à son neveu, et il lui donna quasiment l’ordre d’épouser une héritière de Picardie, mais l’héritière était un laideron à la face grêlée. Le comte d’Armorique, follement épris de Jeannette, s’opposa à la volonté de son oncle.
Il épousa la fille du marchand dans la chapelle de son château à Plabennec, dans le Finistère, à l’extrémité de la terre. Le duc considéra que son neveu avait trop écouté les troubadours, mais le comte et son épousée étaient heureux et, une année après leur mariage, alors que Jeannette avait seize ans, ils eurent un fils. Ils l’appelèrent Charles, comme le duc. Si celui-ci en fut flatté, il n’en dit rien. Il refusa de recevoir à nouveau Jeannette et traita son neveu avec froideur.
Au cours de cette même année, les Anglais se présentèrent en nombre pour soutenir Jean de Montfort qu’ils reconnaissaient comme duc de Bretagne, et le roi de France envoya des renforts à son neveu Charles, qu’il considérait comme le véritable duc de Bretagne. Le comte d’Armorique insista pour que sa femme et son enfant retournent chez le père de Jeannette à La Roche-Derrien parce que le château de Plabennec était petit, en mauvais état et trop proche des forces adverses.
Comme le mari de Jeannette l’avait craint, le château tomba aux mains des Anglais pendant l’été de cette année-là. L’année suivante, le roi d’Angleterre passa la saison de campagne en Bretagne et son armée repoussa les forces de Charles, duc de Bretagne. Il n’y eut pas de grande bataille mais une série d’escarmouches meurtrières. C’est au cours de l’une d’elles, une affaire incertaine qui se déroula entre les haies d’une vallée profonde, que le mari de Jeannette fut blessé. Il avait relevé la visière de son heaume pour lancer un encouragement à ses hommes quand une flèche lui était entrée droit dans la bouche. Ses serviteurs le conduisirent dans la maison près de la rivière Jaudy, où il mit cinq jours à mourir ; cinq jours de douleur constante pendant lesquels il était incapable de manger et pouvait à peine respirer car la blessure suppurait et le sang se coagulait dans sa gorge. Il avait vingt-huit ans, était un champion de tournoi, et à la fin il se mit à pleurer comme un enfant. Il mourut en étouffant pendant que Jeannette sanglotait de colère impuissante.
Puis, pour elle, vint le temps du chagrin. Elle était veuve, la veuve Chénier, et six mois à peine après la disparition de son mari, elle devint orpheline quand ses deux parents moururent. Elle n’avait que dix-huit ans et son fils, le comte d’Armorique, avait deux ans. Ayant hérité de la fortune de son père, elle décida de rendre coup pour coup à ces odieux Anglais qui avaient tué son mari. Elle entreprit d’équiper deux navires capables d’attaquer les bateaux anglais.
M. Belas, qui avait été l’avocat de son père, la mit en garde contre cette dépense. Sa fortune n’était pas éternelle, la prévint-il, et rien n’exigeait plus de fonds que l’armement de navires de guerre, qui rapportaient rarement de l’argent, à moins d’avoir beaucoup de chance. Il valait mieux utiliser les navires pour le commerce. « Les marchands de Lannion sont en train de faire un beau profit sur le vin espagnol », lui suggéra-t-il. Il avait pris froid car c’était l’hiver et il reniflait. « Un très beau profit », dit-il mélancoliquement. Il s’exprimait en breton, bien que Jeannette et lui fussent capables de parler français lorsque c’était nécessaire.
« Je ne veux pas de vin espagnol, lui répondit Jeannette, mais des âmes anglaises.
— Il n’y a aucun profit à cela, madame. »
Belas trouvait étrange d’appeler Jeannette « madame ». Il la connaissait depuis qu’elle était enfant et pour lui elle avait toujours été « la petite Jeannette ». Mais elle s’était mariée et était devenue la veuve d’un seigneur. Qui plus est, une veuve avec du caractère.
« Vous ne pouvez pas vendre des âmes anglaises, fit remarquer délicatement Belas.
— Sauf au diable, répondit-elle en se signant. Je n’ai pas besoin de vin espagnol, Belas, nous avons les rentes.
— Les rentes ! » dit Belas d’un air moqueur.
C’était un homme grand, mince, aux cheveux clairsemés ; fort intelligent. Pendant longtemps il avait servi fidèlement le père de Jeannette et il était dépité que celui-ci ne lui ait rien laissé dans son testament. Tout était allé à Jeannette, à l’exception d’un modeste legs aux moines de Pontrieux afin qu’ils disent des messes pour l’âme du défunt. Belas dissimulait son ressentiment.
« Il n’y a rien à attendre de Plabennec, dit-il à Jeannette. Les Anglais y sont, et pendant combien de temps pensez-vous recevoir les rentes des fermes de votre père ? Les Anglais vont bientôt s’en emparer. »
Une armée anglaise avait occupé la ville de Tréguier, dépourvue de murs, qui n’était qu’à une heure de marche au nord, et elle avait démoli la tour de la cathédrale parce que quelques arbalétriers avaient tiré depuis son sommet. Belas espérait que les Anglais se retireraient bientôt. L’hiver était bien avancé et ils devaient commencer à être à court de vivres, mais il craignait qu’ils ne ravagent la campagne autour de La Roche-Derrien avant de s’en aller. S’ils le faisaient, les fermes de Jeannette ne vaudraient plus rien.
« Quelle rente pouvez-vous espérer d’une ferme brûlée ? lui demanda-t-il.
— Cela m’est égal, répliqua-t-elle. Je vendrai tout s’il le faut. Tout ! »
À l’exception de l’armure et de l’épée de son mari, car c’étaient des biens précieux qu’elle destinait à son fils.
Belas soupira devant tant de sottise, puis il s’enveloppa dans son manteau noir et s’inclina vers le petit feu qui crachotait dans l’âtre. Un vent froid qui venait de la mer faisait fumer la cheminée.
« Permettez-moi, madame, de vous donner un conseil. Avant tout, prenez soin de vos affaires. »
Belas s’interrompit pour s’essuyer le nez sur sa longue manche noire.
« Je peux vous trouver un homme capable de s’en occuper comme le faisait votre père et j’établirai un contrat qui vous garantirait que cet homme vous rétribuerait convenablement sur les profits. Ensuite, vous devriez songer au mariage. »
Il s’arrêta encore, s’attendant à une protestation, mais Jeannette ne lui répondit rien. Belas poussa un soupir. Elle était si jolie ! Il y avait dans la ville une douzaine d’hommes qui l’épouseraient volontiers, mais son mariage avec un chevalier lui avait tourné la tête et elle n’accepterait de s’établir qu’avec un autre noble, pas moins.
« Vous êtes, madame, continua l’homme de loi avec précaution, une veuve qui, au moment présent, est en possession d’une fortune considérable, mais j’ai vu de telles fortunes fondre comme neige en avril. Trouvez un homme qui puisse s’occuper de vous, de vos biens et de votre fils. »
Jeannette se tourna et le regarda dans les yeux :
« J’ai épousé le meilleur homme de la chrétienté, où voulez-vous que j’en trouve un autre semblable à lui ? »
L’avocat pensait que des hommes semblables à celui-là, on en trouvait partout, et c’était bien triste car qu’étaient-ils sinon des brutes en armure qui considéraient la guerre comme un jeu ? Jeannette, se disait-il, ferait mieux d’épouser un marchand avisé, peut-être un veuf ayant de la fortune, mais il soupçonnait que ce conseil serait donné en vain.
« Souvenez-vous du vieux dicton, dit-il avec un air rusé, “Quand on fait garder le troupeau par un chat, les loups font un bon repas. ” »
Jeannette tressaillit de colère en entendant ces mots.
« Épargnez-moi ces considérations », répliqua-t-elle d’un ton glacial.
Puis elle mit fin à l’entrevue.
Le lendemain, les Anglais se présentèrent devant La Roche-Derrien. Jeannette prit l’arbalète et rejoignit les défenseurs sur les remparts de la ville. Au diable Belas et ses conseils ! Elle allait combattre comme un homme et le duc Charles, qui la méprisait, serait forcé de l’admirer ; il devrait la soutenir et restaurerait son fils dans ses droits sur les terres de son défunt mari.
C’est ainsi que Jeannette était devenue l’Oiseau Noir. Bien des Anglais étaient morts devant les murs de la ville et elle avait oublié le conseil de Belas. À présent, elle se disait que les défenseurs avaient tant étrillé les Anglais que le siège serait bientôt levé. Tout serait alors pour le mieux et forte de cette pensée, pour la première fois depuis une semaine, l’Oiseau Noir dormit bien.